Arts du Vietnam
Nouvelles approches
du 4 au 6 septembre 2014
Traditions et singularités
La singularité actuelle des artistes vietnamiens, un dialogue ouvert entre le changement permanent et l'histoire
Face à la modernisation économique et sociale du pays, les artistes vietnamiens contemporains ont manifesté une volonté de changement à travers la mise en place de nouveaux processus créateurs. Les thèmes les plus divers et une grande variété de styles sont apparus ainsi comme autant d'expressions différenciées reflétant la singularité de chaque artiste. Ce phénomène a conduit les artistes à élaborer une fonction qui s'est avérée autant anthropologique qu'esthétique. Bien qu'ils aient continué de défendre la culture vietnamienne contre les influences étrangères, le contact et la confrontation avec l'Occident les ont incités à réaliser des œuvres avec de nouvelles apparences et des formes hybrides insolites.
C'est pourquoi, plutôt que de rassembler leurs travaux sous une dénomination stylistique commune, nous avons choisi d'étudier les oeuvres à partir de trois aspects retrouvés dans les différents processus créateurs : en premier lieu, des associations intégrant souvent la modernité et la tradition, les cultures occidentale et extrême-orientale, où les artistes ont désormais banni toute vision binaire de l'histoire et tout clivage interculturel. En second lieu, nous avons retenu l'intérêt qu'ils ont accordé à la technique de la transparence susceptible de déboucher de manière efficace sur une fonction critique. Enfin, l'adaptation de la symbolique retrouvée habituellement dans le langage et la poésie vietnamienne a semblé indispensable pour leur permettre d'exercer une « vietnamisation » toujours active.
Ainsi, contre toute attente de la mise en place dans les universités vietnamiennes d'une autre formation artistique plus adaptée au monde mobile contemporain, ceux sont les artistes eux-mêmes qui ont réformé l'art vietnamien de manière différenciée à partir de leur expérience individuelle avec d'autres critères identitaires et un environnement adapté ou réinventé, que ce soit au Vietnam, ou le plus souvent à l'étranger. Ces créateurs ont établi un nouveau partage avec le public qui a dû entreprendre, à son tour, une lecture différente des œuvres avec une interprétation plus ouverte en regard du contexte sociétal. Les artistes vietnamiens contemporains ont trouvé ainsi une certaine résonnance à l'expression de leur singularité, qu'ils ont exercée principalement dans trois centres d'intérêt :
- la société vietnamienne tout d'abord, où ils ont exposé de nouvelles expressions artistiques en s'appuyant sur la modernité des technologies visuelles et médiatiques.
- l'héritage culturel et la tradition ensuite, qu'ils ont souvent remis en question ou réactualisé en vue d'une autre réception de leurs messages intentionnels.
- l'activité sociopolitique enfin, pour laquelle ils ont envisagé, après de longs conflits douloureux,
une réouverture de l'art vietnamien sur le monde, avec une revendication des libertés et des individualités.
Examinons en premier lieu les images de la société telles que les artistes nous les ont livrées.
Dans le cadre d'expositions réalisées lors de l'année France-Vietnam, le Carré d'Art, le Musée d'art contemporain de Nîmes, a organisé en avril dernier une exposition intitulée Chorégraphies suspendues regroupant plusieurs artistes vietnamiens contemporains dont Tiffany Chung, qui s'est souvent servie dans ses représentations urbaines de faits historiques associés au comportement psychologique des habitants. En 2007 avec Confiseries et agglomération elle avait traduit sous un aspect ludique des formes d'emballages, constituant une réponse satirique digestive face aux promoteurs devenu trop gourmands. Devant l'expansion d'une matérialité et d'une technologie dominante, l'artiste avait développé ainsi une logique individuelle de la sensation.
D'autres créateurs vietnamiens se sont penchés sur la condition humaine dans la vie sociale. En modifiant l'aspect traditionnel du travail artisanal du bois, des oeuvres exposées à Hanoi en 2007, sous le titre Tree-like humans crowd, évoquaient le caractère naturel et éphémère de la vie. Ly Trân Quynh Giang a introduit de cette manière à partir de la gravure de visages et de membres un nouveau langage expressionniste avec l'utilisation d'éléments symboliques. À cette occasion, l'artiste a réaffirmé l'importance de son activité dans la société : « Je pense que la vie personnelle de chaque artiste est la chose la plus importante. Parfois nous sommes dans le doute et nous nous sentons loin du monde. Toutes ces choses doivent être explorées afin d'avoir une vision plus large de la société jusqu'à la fin»[1].
Dans un autre contexte social, à l'image du trafic intense fréquemment rencontré dans les métropoles vietnamiennes, Nguyen Quoc Dan a exposé en 2011 à la galerie de l'université des Beaux-Arts d'Ho Chi Minh Ville, des enchevêtrements de lignes en noir et blanc, dans une série de tableaux intitulée Phi Lâp Thê que l'artiste a traduit par non cubisme. Il a montré ainsi, à travers des formes reconstruites, des images de la vie urbaine. À partir de la couleur, Nguyen Quoc Dan avait développé en même temps une recherche sensorielle, où comme il l'a déclaré : « Chaque couleur est comme un fil émotionnel »[2]. Malgré ce brouhahas artificiel de lignes et de résonnances colorées, nous avons retrouvé la solitude de l'être humain à travers le geste à la fois réfléchi et spontané de l'artiste. Sa technique semblait mélanger, de façon paradoxale, les effets de l'écriture automatique proche du style suréaliste occidental avec le contrôle de l'ancienne expression asiatique, donnant ainsi naissance à une forme de calligraphie moderne.
En ce qui concerne le rapport à la tradition, le recours aux objets artisanaux et aux signes culturels ont apporté la preuve que les artistes vietnamiens avaient cherché à concilier le passé et le présent pour exprimer des thèmes et des préoccupations contemporaines. C'est sous cette forme métissée que l'installation réalisée par Bui Cong Khanh en 2010, exposée à la galerie San Art à Ho Chi Minh Ville a dénoncé la tendance consumériste individuelle actuelle. L'artiste avait choisi d'associer, sous le titre La vie est la consommation, des objets hétéroclites. Des faïences, décorées à la fois de motifs traditionnels et de logo publicitaires, se sont retrouvées ainsi à côté de bidons recyclés en boites géantes de soda devant un croquis mural représentant l'habitat urbain. Intégrer la notion de consommation sans renier le patrimoine a relevé d'un défi personnel pour Bui Cong Khanh qui a déclaré par ailleurs : « Ce qui m'importe le plus, c'est la vie actuelle que je vis. Je ne veux pas être une éponge pour le passé, je ne veux pas utiliser le passé pour préserver le caractère national culturel »[3]. Les associations les plus inattendues ont participé ainsi à la transformation et à l'actualisation de l'expression artistique vietnamienne pouvant déboucher sur de nouveaux échanges avec le public qui, devant la grande variété d'objets, a pu recevoir l'oeuvre contemporaine selon son âge, ses goûts et sa culture.
Bien que certains messages soient restés sous une forme latente, l'utilisation de symboles a démontré aussi une adaptation de la tradition en même temps qu'un questionnement suggéré par certains artistes vietnamiens, comme dans cette peinture acrylique et huile sur toile Ciel vert, réalisée en 2000 par Le Hong Thai, où l'on peut distinguer à travers le veston rouge une image flottante d'Ho Chi Minh susceptible de s'opposer aux relations de pouvoir exprimés par le personnage debout le chapeau colonial à la main. L'oeuvre a fait allusion au modernisme imposé le plus souvent par l'Occident à toutes les époques au Vietnam. Une autre fois, avec une aquarelle sur fond bleu Hôn Dât réalisée en 2003, où figuraient des poèmes en français et en vietnamien, l'artiste et poète Hong Linh a rappelé l'attachement particulier des Vietnamiens au milieu aquatique. À partir de l'association des écrits et des images, l'oeuvre a continué de participer à la reconnaissance identitaire du territoire et de la culture.
Enfin, nous avons considéré la posture engagée de certains artistes vietnamiens contemporains, qui ont mélangé sans tabou, malgré la censure omniprésente, les échanges esthétiques et les sentiments politiques. Nous avons retenu, en premier lieu, la lutte menée par certains artistes Viet Kieu contre les influences et l'environnement venant de pays étranger, où ils avaient choisi d'élire domicile, cette situation pouvant les conduire à une véritable crise d'identité. Le conflit intérieur psychologique qui en a résulté ne s'est résolu le plus souvent qu'à travers des créations réalisant une hybridité esthétique à partir de techniques modernes et anciennes. Telle est apparue From Vietnam to Hollywood imaginée par Dinh Quang Lê lors de la Biennale de Venise en 2003. À travers des images associées et recomposées à la manière des tissages anciens, l'artiste s'est exprimé comme un exilé prenant en considération le paradigme de son pays d'adoption, les Etats Unis, bien qu'ayant réintégré le Vietnam. Ainsi une nouvelle identité est-elle apparue à partir d'un combat solitaire de reconstruction du processus artistique.
Nous avons retrouvé cette même recherche personnelle de liberté et de création chez l'artiste francovietnamien Tran Trong Vu, telle qu'il l'a exprimée dans l'exposition Les 18 propositions del'impossible en 2011 à Toulouse. L'artiste avait disposé des écrans transparents de telle manière qu'ils occupent tout l'espace de la galerie réalisant une sorte de labyrinthe, au milieu duquel le public pouvait se déplacer. Parmi les images peintes sur ces plastiques, le spectateur pouvait reconnaître un soldat vietnamien du Nord et son double identique représentant un Vietnamien du Sud de l'autre côté du transparent. Devant cette proximité volontairement affichée, l'oeuvre interrogeait sur les véritables motifs de cette longue guerre fratricide.
Dans ce même espace culturel l'Ecureuil, à Toulouse, a eu lieu cette année une exposition d'oeuvres de Jun Nguyen-Hatsushiba montrant des figurines placées dans les lignes d'un mur de briques. 2000 petits personnages ont semblé ainsi aller dans la même direction, reflétant l'exode de tout un peuple. Au même endroit et dans ce même esprit, avec la vidéo Memorial Project Vietnam, le spectateur a pu assister aussi à une fuite sous-marine effrénée de conducteurs de cyclo-pousse.
À travers la reconnaissance et l'observation réfléchie de cette nouvelle esthétique contemporaine, la différenciation des œuvres vietnamiennes ne s'est plus exprimée comme un particularisme national, ni sous la forme d'un ethnocentrisme susceptible de contenter des touristes avides d'exotisme ou de satisfaire un marché de l'art, dont la demande est souvent uniforme. Ces oeuvres ont reflété avant tout une originalité contextuelle en même temps qu'une indépendance revendiquée par leurs créateurs.
Ainsi, lors d'une exposition qu'il a réalisée à Ho Chi Minh Ville en 2011, Hoang Duong Cam a développé une réflexion individuelle en cherchant un questionnement auprès du public le plus large après avoir satisfait son besoin d'imaginaire. Il a proposé à cette occasion une série de tableaux intitulée L'étrangeté de l'idéal, où le terme d'étrangeté a semblé rappeler les pulsions infantiles décrites en psychanalyse par Sigmund Freud, avec des scènes peintes de cirque et de magie derrière des sculptures de papier métallique recouvert de bêton. Les œuvres ont réalisé un mariage original entre les bizarreries joyeuses et colorées du rêve, et la dure réalité grise du travail. Elles se sont affirmées comme une critique de toutes les idéologies dominatrices susceptibles de produire des rêves et d'entretenir de faux espoirs, pour se terminer comme ici par une chute symbolique de pierres.
A partir de ces différentes approches, les artistes vietnamiens contemporains nous ont donc montré des œuvres innovantes, voire complexes à interpréter. Ils ont imaginé et réalisé des expressions en dehors de toute référence et de toute règle imposées, prenant en compte l'histoire passée et actuelle. Bien qu'ils s'agissent d'actes personnalisés, nous avons retrouvé à travers les oeuvres une générosité d'échanges et un désir de réconcilier les générations en associant aussi les minorités à partir d'expressions folkoriques, comme les enfants vietnamiens savent l'exprimer spontanément encore de nos jours dans leurs dessins. Tel est le paradoxe de l'artiste vietnamien contemporain qui a longtemps mûri sa différenciation à partir du Doi Moi, qui avait initié sa première entreprise individuelle.
Même si les artistes ont établi des dialogues interculturels à travers le monde, leur préoccupation ne s'est jamais éloignée du Vietnam. En recourant aux techniques artistiques contemporaines les plus sophistiquées, ils ont développé, comme l'avait fait en son temps l'artiste français Marcel Duchamp, une problématique de l'écart, ou du déclassement entre le style et le nom, entre les apparences et la réalité du message intentionnel de l'artiste. En ce sens, ces créateurs peuvent être reconnus comme « des artistes vietnamiens de la différence ». L'intention pédagogique, que certains ont développée auprès du public, a montré d'ailleurs que c'était davantage autour d'une mobilité individuelle de l'interprétation que les oeuvres pouvaient être le mieux perçues. Nous verrons ainsi à l'avenir apparaitre de plus en plus de champs d'expériences individuelles en rupture avec d'autres champs de même nature, comme le philosophe Jacques Rancière l'avait évoqué dans un entretien en 2007 portant sur Les territoires de la pensée partagée.
A partir d'une photo que j'ai prise dans un carrefour d'Ho Chi Minh Ville, où apparaissent de nombreux réseaux éléctriques multidirectionnels autour d'un même pilier porteur, j'ai imaginé de manière symbolique et humoristique les nombreuses expressions opportunément mises en place par chacun des artistes vietnamiens, qui ont réussi à partir de la tradition à nouer d'autres liens socioculturels.
Grâce à des réalisations proches du contexte évènementiel, de la réalité quotidienne et de la mobilité de la vie actuelle, nous retiendrons l'importance de l'art contemporain qui a montré une nouvelle fois sa présence et son action, au Vietnam aussi.
Paris, le 5 septembre 2014, François Damon,
[1] Ly Trân Quynh Giang, cîtée par Zoe Butt, entretien en 2010, postvidai.com/artist.php?id=31, consulté en 2012.
[2] http://nguyenquocdan.vn/index.php?/quocdan/Tac-pham, consulté en 2012.
[3] A brief interview between artist Bui Cong Khanh and curator Zoe Butt,www.san-art.org., consulté en 2010.