La symbolique dans l’art vietnamien contemporain
François Damon
Parmi les modes d’expression les plus variés utilisés actuellement par les artistes vietnamiens, on retiendra le recours au langage symbolique. Et dans ce cas, loin de polariser notre attention sur une œuvre accomplie devenue objet indépendant et entièrement identifiée à partir du seul processus créateur, cette forme d’expression retenue va permettre de découvrir à travers les apparences de la réalisation la possibilité d’un autre univers de réflexion et de communication, d’un autre système de signification esthétique. Que ce soit à partir de l’insertion de symboles vietnamiens destinés à souligner le thème et l’origine de la réalisation, ou la mise en situation de signes et d’images pour orienter le sens de lecture de l’œuvre. Que ce soit enfin, l’utilisation de symboles choisis pour leur signification habituelle afin d’établir la relation la plus ouverte avec un public aussi varié qu’imprévisible. A partir d’un exemple de chacun de ces modèles, nous allons découvrir comment les auteurs ont pu transmettre leurs messages intentionnels.
En recourant à ce procédé singulier, la plupart de ces artistes contemporains cherchaient à atténuer le clivage habituel entre le passé et le présent, de même qu’entre la culture occidentale et extrême-orientale. Mais, parce que la réalisation et la lecture d’une œuvre restent le plus souvent liées à l’éducation et à l’origine autant du créateur que du spectateur, il est devenu essentiel pour les artistes vietnamiens de relever le défi d’ouvrir de nouvelles voies. Dans son ouvrage Symbolisation et processus de création, Bernard Chouvier en avait souligné la nécessité : « Le propre de la démarche créatrice est de trouver et d’ouvrir les voies qui vont permettre au sens de traverser et de donner forme à ses ressentis archaïques ». Le fait réel choisi par l’artiste va se confondre alors avec sa prise de position suivie d’une prise de conscience du spectateur, telle que Thomas McEvilley le faisait remarquer dans L’identité culturelle en crise : « C’est l’identité du spectateur qui est en jeu dans une exposition d’art, pas celle de l’artiste ».
En recherchant ce type de langage où la mise en forme reste déterminante, les symboles sont apparus comme un moyen circonstancié d’expression à la fois universelle et interindividuelle. Une telle entreprise n’a pu s’accomplir qu’avec la reconnaissance et/ou l’accord de l’observateur concernant l’objet retenu par le réalisateur. Etudions ces échanges particuliers, en commençant par l’effet visuel provenant de symboles inclus dans le processus créateur.
Présence d’une symbolique traditionnelle :
En recourant à la calligraphie, il s’est avéré que cette écriture ancienne reflétait une esthétique susceptible de participer activement à l’autonomie et à la diffusion de l’art vietnamien contemporain. Parce que la pression culturelle et artistique venue de l’Occident est apparue de plus en plus forte, la réaffirmation de certains traits de l’identité vietnamienne a semblé nécessaire pour de nombreux réalisateurs, comme pour l’artiste et poète Hông Linh, qui s’est inspirée d’aspects conventionnels linguistique et plastique pour réaliser son tableau : Vê toi, 2009, huile sur toile, 200 cm x 150 cm.
La composition est faite essentiellement de visages identiques au sourire triste, et de poèmes écrits en multicolore. La présence de ces signes a montré, comme autrefois, l’importance à accorder à l’écriture et aux dessins accompagnant le tableau. De plus, c’est comme si, à chaque répétition d’une figure, l’artiste avait fait renaitre l’homme en tant que créature vivante. La lancinante monotonie des dessins et des mots n’a donc pas reflété seulement la commémoration d’une vie culturelle antérieure, mais la présence autobiographique du geste et de la parole de l’artiste, comme les «lettrés » savaient l’exprimer.
Même si à l’époque ancienne soumise à la culture chinoise, l’artisan vietnamien était souvent opposé au mandarin, la culture vietnamienne a toujours trouvé son inspiration dans son origine villageoise et rurale. C’est ainsi que Trân Ngoc Thêm, dans son étude Recherche sur l’identité de la culture vietnamienne, explique l’origine et la permanence de l’adaptation vietnamienne aux changements et à la modernité : « Le caractère symbolique de l’art des formes et des volumes se retrouve dans tous les genres artistiques de la culture vietnamienne, caractéristique qui prévaut peut-être dans toutes les cultures d’origine agricole ». A l’occasion de transformations artistiques imposées par des influences d’origine occidentale, il est apparu que seule l’association d’un processus de différenciation culturelle et la réaffirmation de symboles à partir d’objets identitaires vietnamiens pouvaient favoriser une abolition des préjugés et rétablir une plus grande égalité de réception des œuvres non occidentales.
En s’exprimant aussi avec l’autorité que peuvent conférer l’imagination et la connaissance des symboles les plus sophistiqués, les artistes vietnamiens contemporains ont sans doute retrouvé, à leur tour, le pouvoir mystérieux et suggestif de la parole savante. Il faut se rappeler du rôle et de l’action des mandarins qui bénéficiaient autrefois de l’écoute de la plus grande partie de la population jusqu’aux représentants les plus hauts de l’Etat. Sans vouloir faire preuve ici d’une supériorité dans la hiérarchie sociale, la tentation a été grande pour ces créateurs de reprendre en même temps le flambeau de l’esthétique vietnamienne et celui d’une réflexion actualisée engagée en direction des problèmes sociétaux.
Hông Linh nous a renseignés, à cette occasion, sur la portée de son œuvre censée apaiser les regrets du passé, tels des rêves de jeunesse non accomplis et des promesses de liberté politique non tenues empêchant un épanouissement artistique sans réserve. A partir de l’ouverture de cette symbolique, le spectateur peut accéder à l’intimité de l’artiste vietnamienne et à son questionnement.
Pendant la période d’occupation coloniale où les œuvres étaient contrôlées, des écrivains indochinois qui militaient pour l’autodétermination du pays avaient eu recours à ce procédé, retrouvé aussi chez les lettrés selon le linguiste Vu Thê, cité par Gilles de Gantès et Nguyen Phuong Ngoc dans Vietnam le moment moderniste : « Les lettrés savaient utiliser les métaphores traditionnelles de la littérature asiatique, telles que les références aux classiques et les sentences parallèles dont ‘’ le sens est extérieur aux mots’’, pour faire passer leurs idées ».
A partir des traits de « non événement » affichés ici par Hông Linh, on pourra établir aussi un rapport médiatique et plastique avec une période artistique plus proche de nous. Cet artifice semble rejoindre les manifestations du mouvement européen Fluxus qui a souvent invité le spectateur à réagir devant l’exposition intentionnelle d’un texte dont le sens immédiat paraissait latent. Mais quelle lecture peut-on faire d’une œuvre, lorsque plusieurs images anachroniques ont été insérées dans le même champ artistique par le créateur ?
Les symboles dans le « phrasé » artistique :
A travers une représentation hybride, comme celle qu’a réalisée Ha Manh Thang à la peinture acrylique en 2008, on découvre le métissage de personnages, vêtus de costumes d’époques différentes, qui s’activent avec des moyens de locomotion reflétant la vie passée et actuelle. Conscient d’une trop grande distance entre les habitudes traditionnelles vietnamiennes et le monde moderne, l’artiste a fait cohabiter ainsi des univers différents sur un mode provocateur et humoristique. Les images ont été instrumentalisées et disposées de façon linéaire, comme pour la reconstitution d’une phrase sur un mode à la fois syntaxique et littéraire.
On retrouve parfois dans la structure lexicale de la langue vietnamienne l’insertion d’emprunts anciens, comme le han antique, ou des emprunts plus récents, comme le français ou d’autres langues étrangères, voire des termes techniques utilisés dans la vie courante actuelle. Parce que de tels rajouts, même faits de multiples combinaisons, de liens particuliers entre eux ou non, peuvent occuper une grande partie de la phrase, ils vont constituer le noyau principal. Bien que décalée dans le temps, cette insertion participe de façon active au sens global que l’auteur cherche à exprimer dans l’instantané de sa phrase. Appliquons cette logique grammaticale à l’analyse du tableau de Ha Manh Thang : L’équipe de course, 2008, acrylique, 200 cm x120 cm.
On distingue à gauche un dessin représentant un scooter avec deux conducteurs potentiels, un Vietnamien habillé avec la robe et le chapeau traditionnel et un autre avec un short et une casquette moderne. A droite figure un pilote de course, son casque à la main. Chacun de ces personnages peut prétendre représenter L’équipe de course, qui désigne le titre de l’œuvre.
Mais un pousse-pousse d’une époque antérieure à la colonisation, avec son conducteur et son passager, a été reproduit au centre. Il semble marquer ici son importance en occupant la majeure partie de la toile. Ce type de véhicule n’existe plus depuis longtemps. Quel message l’artiste a-t-il voulu alors nous laisser entrevoir?
Ha Manh Thang a fait état ici d’une cohabitation inévitable entre les cultures extrême-orientale et occidentale avec un risque d’affrontement possible. Le conflit se situe entre la préservation générale du patrimoine et l’utilisation de machines modernes étrangères. En même temps, l’artiste a tenu à afficher une prééminence de la mémoire affective en réaffirmant son importance actuelle : « Que ce soit signifiant ou dépendant de notre façon de penser […] le passé ne peut être changé maintenant ».
Reconnaitre l’inévitable pour mieux s’en préserver peut passer pour une réflexion pleine de sagesse, mais est-ce suffisant pour réaliser un compromis artistique sans perdre son identité et sa différence esthétique? L’œuvre finale réalisée par le créateur vietnamien a souvent révélé un grand écart entre les modes de vie et de culture à travers une hybridité de complaisance aux formes multiples et changeantes.
Malgré les nombreux essais d’associations créatrices réalisées par des artistes particulièrement ingénieux, des difficultés de lecture de certaines œuvres sont apparues, du fait souvent de la complexité du métissage et de la dichotomie prégnante culturelle du spectateur. Nous avons pu ainsi constater des approches différentes d’une œuvre, contenant pourtant des symboles connus pour leur sens commun.
Les symboles et leur signifiant :
En ce qui concerne les apparences sous lesquelles Pham Nogc Duong a choisi de montrer ses réalisations, celles-ci lui ont semblées la plupart du temps suffisamment évocatrices pour ne présenter aucune équivoque quant au sens du message qui les accompagnait.
Ainsi a-t-il réalisé en 2004 une installation, intitulée Asticots, constituée de sculptures représentant des vers de terre posés en perspective sur le sol du rez-de-chaussée de L’Espace, la Maison de la Culture de l’Ambassade de France à Hanoï. L’image de ces créatures, placées dans un lieu réservé habituellement aux réceptions officielles, a été spontanément perçue par les spectateurs comme une provocation, voire comme un rééquilibrage naturel d’un espace public rendu trop artificiel et trop sélectif par les autorités.
Pour justifier son choix, l’artiste a fait remarquer que la présence d’un tapis rouge, destiné à recevoir des personnes honorifiques, lui avait suggéré de présenter son installation à un endroit prestigieux de grand passage et d’échanges.
L’œuvre fait réfléchir aussi sur bien des aspects de la condition humaine, autant en ce qui concerne notre place dans la nature que notre devenir éphémère. Les effets survalorisés et décalés de ces objets placés ici de façon insolite ont pu favoriser de cette manière le questionnement des spectateurs. Ceux qui ont bien voulu accepter la transformation du lieu ont pu adhérer à une interprétation personnalisée. Mais ces contacts expérimentaux avec le public n’ont pas abouti à chaque fois à la bonne compréhension, ni à la réaction attendue par l’artiste.
C’est ainsi qu’à l'occasion d'une performance, intitulée Ciel Bleu, réalisée en 2004 au Viet Art Center de Hanoi, où Pham Ngoc Duong montrait des corps emmaillotés de plastiques de couleur bleu ciel allongés sur le sol, la réception de l’œuvre a conduit à des interprétations différentes.
Dans la philosophie bouddhiste, le croyant relie souvent dans ses prières la terre et le ciel. Parce que le spectateur vietnamien est familiarisé avec ce symbole, la représentation de ces corps contraints dans un environnement azuréen a bien été perçue par lui comme une privation de liberté.
Quant à l’observateur occidental qui n’a pas perçu la couleur bleue comme primordiale, l'aspect momifié des corps lui est apparu comme le signe le plus important et aussi le plus énigmatique, sans lien apparent avec ce qu’il connait des références historiques et esthétiques retrouvées dans l'Egypte ancienne.
Ayant eu connaissance du détournement possible de son message, Pham Ngoc Duong s'est empressé, lors d’une interview, de rajouter des explications supplémentaires sur ses véritables intentions : « J'ai pensé la façon de décrire le sentiment d'être étouffé et le manque de liberté que j'ai ressenti avec mon art au Vietnam […] L'image d'un ciel bleu m'a inspiré les mots de calme, pur et léger. Je suis donc venu à l'idée du ciel bleu, comme une marée de bleu qui transforme ces vies humbles en momies étouffées ».
Dans le monde occidental, les artistes contemporains travaillent souvent dans l’instant au plus prêt des évènements sociopolitiques. Les artistes vietnamiens, quant à eux, ont tendance à privilégier une réaction réfléchie plus longue qui les conduit à imaginer une reconstruction poétique et médiatique sous une forme symbolique. Cette sorte de retenue, souvent suscitée par la censure officielle ou auto imposée, pourrait passer à nos yeux pour de l’indifférence face à l’urgence de l’actualité révélée et du questionnement des problèmes ciblés. Mais la présence combinée ici de supports même anciens et d’un mode d’expression moderne, avec l’évocation d’éléments proches de la nature, s’est révélée être d’une grande efficacité quant à la diffusion à la fois percutante et la plus large du message intentionnel de l’artiste. Les effets symboliques ont donc apporté de nouvelles apparences pragmatiques à l’esthétique contemporaine vietnamienne, ainsi qu’une nouvelle approche des œuvres, sans modifier les caractères identitaires spécifiquement vietnamiens ni le sens critique sous-jacent.
En conclusion, parce que ces différents modèles ont pu entrainer des réactions imprévisibles des spectateurs, nous resterons prudents en ce qui concerne la réception immédiate d’une œuvre sous sa forme symbolique, souvent imaginée par les artistes vietnamiens devant un évènement ou en face d’une contrainte.
Nous avons vu que leur fonction critique artistique s’appuyait le plus souvent sur la puissance du symbole choisi et sur la présence de matériaux artificiels ou naturels. Il s’est agi d’une expérimentation artistique individuelle continuant à rester en prise avec le réel à la limite de l’équilibre perceptif, tel que John Dewey l’avait caractérisé dans Art as experience : « Un objet procure le plaisir caractéristique de ce type de perception quand les facteurs qui déterminent tout ce qui peut être appelé expérience sont placés bien au dessus du seuil de la perception et sont rendus visibles pour eux-mêmes ».
En recherchant à la fois une forme de provocation et d’équilibre visuel, les artistes vietnamiens n’ont fait que traduire leur résistance devant un modèle d’inspiration occidentale. C’est sans doute pourquoi certaines de leurs réalisations ont eu parfois des difficultés à se faire accepter en intégrant sans précaution préalable l’art contemporain mondial.
Lors d’une exposition en 2009 à Bonn, en Allemagne, intitulée Connect/Kunstzene Vietnam, les organisatrices avaient fait état d’une difficulté à classer ces œuvres : « Sans doute, il y a des malentendus au sujet de ces choses étranges, que nous appelons art ». Puis, les responsables avaient fini par reconnaitre que l’exposition pouvait offrir une opportunité tant pour les créateurs que pour les observateurs en déclarant : « Nous pourrons partager et apprendre, en prenant connaissance du nouveau et passionnant Vietnam ».
En exposant à l’étranger avec ce mode symbolique traditionnelle ou adaptée selon les circonstances, les artistes vietnamiens contemporains n’ont cherché en fait qu’à affirmer leur différenciation animée d’une réelle volonté d’ouverture et de partage, en s’éloignant opportunément de leur identité nationale et de sa culture officielle.
C’est ainsi que, dans le contexte sociétal d’un pays en pleine mutation, et, vis-à-vis du reste du monde, en regard d’un passé gardant les empreintes d’une longue tutelle coloniale, ces créateurs n’ont réussi à se différencier qu’en exprimant une certaine autochtonie internationale, sous couvert d’un langage symbolique sans doute complexe mais individuellement responsable et libérateur.
Si l’on est obligé de constater certaines dérives quant à la traduction sémiotique de leurs messages, dues souvent au cadrage trop rationnel de l’esprit occidental, du moins les artistes vietnamiens contemporains nous ont proposé à travers leurs œuvres les plus innovantes un autre visage de l’exotisme.
Le 11 octobre 2015
(article paru dans le Cahier d'Etudes Vietnamiennes de l'université Paris Diderot)
Vê toi L'équipe de course Asticots