L’art vietnamien
contemporain
face au clivage identitaire
et au transfert culturel.
L’enseignant d’histoire de l’art à Aix-en-Provence Pierre Paliard avait souligné très justement l’écart culturel qu’avait pu représenter pour les étudiants vietnamiens l’enseignement d'un art plastique organisé par les Français, lors de la création de l’École des Beaux Arts par Victor Tardieu en 1924. Depuis la fin de la colonisation, il semble que le programme et l'organisation de ces études n'aient pas véritablement évolué, malgré l’apparition de différentes expressions artistiques en Occident et l’importance de plus en plus grande dans le monde de l’art dit contemporain.
On rencontre ainsi deux types d'art vietnamien : l’un d’inspiration « ethnocentriste », en lien avec un enseignement reconnu par les autorités, qui semble prolonger l'art « moderne », et un autre plus anti conformiste et « expérimental », développé à partir de 1990 par certains artistes qui ont fini par établir, de manière individuelle sur les supports les plus variés, un art contemporain spécifiquement vietnamien.
A partir de leurs œuvres exposées ici, Trân Trong Vû, Nguyen Cam et Sandrine Llouquet peuvent se revendiquer de cette dernière mouvance créatrice. Que ce soit dans leur pays ou à l’extérieur, leur posture les a conduit à l’affirmation d’une identité originale en même temps qu'aux résultats d'une confrontation avec d'autres cultures. Nous établirons cependant une séparation entre l'identité et la culture, telle que le philosophe François Jullien l'a prônée en déclarant : « Une culture ne cesse de se transformer, sans quoi c’est une culture morte ».
I. Voyons en premier lieu les formes sous lesquelles se sont manifestées le clivage identitaire :
Lors de l’exposition « Chorégraphies suspendues » au Carré d’Art de Nîmes en 2014, les créateurs vietnamiens avaient dit vouloir se battre contre un clivage exprimé par le public occidental, à travers des clichés immuables d'un pays anciennement colonisé, d'une culture lointaine incomprise, et d'un handicap artistique provenant d'un conflit interne trop prolongé. Devant cette vision déstructurante, la réaction de ces artistes soucieux de reconnaissance identitaire était destinée à lutter autant contre les présupposés historiques que contre les préjugés artistiques trop souvent eurocentristes.
A l’occasion d’une autre exposition « Vietnam art actuel » en 2002 à l’université de Montréal au Canada, d’autres artistes vietnamiens s’étaient faits remarquer aussi par leur individualité affichée, délaissant le plus souvent les références identitaires nationales. Leur posture avait créé alors la surprise et un certain désarroi chez les responsables de la manifestation.
Nous aurons à cœur ici de considérer les travaux de ces trois artistes en tant qu’expressions individuelles plutôt que sous la bannière commune d’un art franco-vietnamien. Nous avons tendance encore trop souvent à développer en regard de réalisations inconnues des comparaisons trop rapides avec des références stylistiques apprises, accompagnées d'un réflexe spontané de catalogage des œuvres dûment datées et signées. Telles sont aussi les conditions matérielles sous lesquelles s’exerce le marché de l’art, à l'occasion duquel les acheteurs oublient parfois que l'acquisition de réalisations insolites sont autres choses que de simples placements financiers.
On pourra opposer cette forme matérielle de réception d'une œuvre au jugement plus ouvert de l'esprit asiatique imprégné de philosophie traditionnelle extrême-orientale, où selon Lao Tseu le travail de l’artiste s'inscrit avant tout dans la Nature comme un acte individuel et généreux.
La seule logique perceptive a fait ainsi réagir certains créateurs vietnamiens. Arnault Tran nous a rapporté les paroles de Nguyen Cam : « Ma culture d’Asie n’est pas celle de la mise en évidence de concepts. Sentiment, émotion, pulsion font naturellement parties de mon vocabulaire […] En France, on a tendance à vouloir tout expliquer. Les artistes, les commentateurs s’attachent à forger un discours très formel comme indissociable de l’œuvre, une sorte de laisser-passer artistique sans lequel on n’existe pas ».
De la même manière, malgré certains signes du langage traditionnel vietnamien retrouvés dans ses œuvres, Nguyen Cam a bien souligné qu’il avait refusé les contraintes codifiées de l’art calligraphique, dont « la connaissance, a-t-il dit, aurait arrêté sa main ».
En dévoilant une des caractéristiques de l’esprit vietnamien, Ho Chi Minh, en son temps, avait déclaré : « Il n’y a rien de précieux comme l’indépendance et la liberté ». On constate encore de nos jours la nécessité d'une telle réaction chez les artistes devant l’intransigeance des autorités, au Vietnam comme en France. Que ce soit devant la présence d'une censure dans leur pays natal, menaçant l’exposition de leurs réalisations, que ce soit dans le pays d’accueil, devant une administration exigeant une intégration voire une assimilation des ressortissants sur son territoire.
Cette pression exercée sur leur environnement a pu déboucher sur une forme de malaise existentiel et d'attente inquiète au sujet de leur véritable statut. Cette posture a pu influer ainsi sur le processus créateur, tel que Trân Trong Vû nous l'avait indiqué lors d’une interview : « Il y a deux catégories d’artistes, ceux qui s’adaptent bien à leur entourage et ceux qui ont du mal à le faire […] Je dis que je suis Vietnamien, mais en même temps je ne le suis plus. Je vis en France, mais je ne suis pas Français car la mémoire que je porte en moi n’est pas française ».
Trân Trong Vû semble cependant avoir déroulé sans trop de heurt son parcours artistique en prenant ses distances vis-à-vis de repères trop clivant, d’habitudes trop différenciées et de contraintes trop prenantes. La présence ici d'une valise rouge remplie d'écrits, composant l'installation intitulée « Bagage sans destination », indique que, malgré son départ, l'artiste ne s'est pas totalement perdu. Les mots ont continué à faire le lien avec le passé, même si leur lecture trop proche de la douleur de l'exil s'est avérée de plus en plus difficile.
Sans doute la notion de clivage, identitaire ou artistique, résulte-t-elle d’une interprétation individuelle de l’observateur comme du créateur, plutôt que de références académiques et stylistiques déterminées. Les repères et les frontières civilisationnelles, qui influent encore sur le monde de l’art et des échanges esthétiques, peuvent être contournés.
Le recours à la symbolique, même si elle n’est pas toujours bien interprétée, telle qu’elle est utilisée depuis longtemps dans le langage parler et la poésie vietnamienne, est apparu aux yeux des artistes vietnamiens comme un médium universel, sensible et adaptable, susceptible de capter plus facilement l’attention des spectateurs de tous les pays.
Le choix de ce type de langage a pu même rejoindre les effets d’un acte engagé, comme on le retrouve chez Trân Trong Vû, qui exprime souvent un art politique critique. Dans son œuvre « L'intervention de 3 couleurs jaunes », l'artiste a représenté des policiers debout en uniforme en train de régler la circulation sur des plateformes circulaires comme les pions d'un jeu d'échec dont le déplacement ne se fait pas sans conséquence.
Quant à Sandrine Llouquet, à travers des réalisations paraissant inachevées, ses dessins colorés nous révèlent un monde en résonance avec ses problèmes personnels. Elle n'a confié ici qu’une partie de l’aspect étrange et émouvant de ses figures, laissant l’observateur libre de compléter les motifs et d’imaginer d'autres scénarii. Sandrine Llouquet a fait ainsi la démonstration que rien n’est jamais définitivement figé dans l’expression artistique, dès lors qu’il est toujours possible de mobiliser les singularités les plus diverses et les plus imaginatives.
II. Voyons maintenant les modalités d’un possible transfert culturel :
Le terme de transfert implique une dynamique d’importation et d’exportation de biens culturels, que l’on ne peut résumer cependant à de simples relations ou à des comparaisons. Chaque culture contient des valeurs qu’elle ne peut abandonner sans se déjuger. On ne voit pas pourquoi non plus l’une imposerait les siennes à l’autre.
Le dialogue entre les cultures s'est présenté à la fois comme la dénonciation d’une certaine uniformisation, défaut qui est de plus en plus reproché à l’art contemporain mondialisé, et comme l'occasion d'affirmer des différences autant spirituelle et sociologique qu'esthétiques.
Deux idéologies se sont ainsi distinguées dans l'histoire à travers leurs objectifs respectifs : la manifestation des droits de l’homme en tant que modèle socio-politique dans le monde occidental, et le développement individuel d’une certaine harmonie et d'un équilibre recherché de manière universelle dans le monde asiatique.
Ces deux tendances se sont retrouvées associées au Vietnam, bien avant l'arrivée des Français. Nombre d'intellectuels vietnamiens avaient compris la portée et l'espoir de modernité et de liberté que pouvaient susciter le mariage de la pensée asiatique et de la philosophie des Lumières, qui avait trouvé une application dans la Révolution française.
En fait, la confrontation entre les cultures les plus variées suivie d'une adaptation opportune s'était manifestée depuis longtemps au Vietnam. Que ce soit dans le nord, à travers la combinaison de motifs chinois et de motifs de la culture Dong Song spécifique du fleuve Rouge, ou dans le sud, à partir de métissages apparus dans le royaume du Champa lui-même confronté aux Khmers. C'est pourquoi, en vue de la réussite d'un transfert culturel, l'historien Michel Espagne a insisté sur l'importance d'une articulation entre les cultures, de même que sur la nécessité d'une réinterprétation dans l'espace et dans le temps.
L’utilisation et l’adaptation de sources traditionnelles vietnamiennes ont facilité ainsi de façon paradoxale la stimulation de nouvelles créations contemporaines. La présence dans l'oeuvre, par exemple, d’objets de nature artisanale ou de matériau faisant allusion aux activités manuelles très répandues dans le pays, en parallèle avec la création artistique, a semblé assurer un lien efficace entre un conservatisme statique et une évolution technologique et socio économique inéluctable.
Dans des œuvres non exposées ici, Nguyen Cam avait placé sur la toile en complément de la peinture divers tissus, des morceaux de toile de jute, et de riz. Tout en gardant un lien matériel avec sa terre natale à partir de cette technique mixte, dans ses oeuvres intitulées « Traces du passé », l’artiste était devenu archéologue de sa propre histoire, en apportant des prolongements à son parcours personnel.
De son côté, Sandrine Llouquet, originaire de Montpellier et ayant fait ses études artistiques en France a cherché depuis longtemps au Vietnam à s’inscrire dans la continuité du pays de ses parents, en rajoutant dans ses dessins des thèmes ayant trait à la magie ancienne et aux mythes traditionnels locaux.
Le passage de l’art vietnamien à l’art contemporain mondial, du local au global, s'est également exprimé à partir d’une forme de présence physique du créateur sur les lieux de l'exposition à travers des représentations humaines dans les œuvres, en parallèle avec le déplacement du public entre elles. On retrouve ainsi dans certaines installations de Trân Trong Vû, de grandes feuilles de plastique transparente sur lesquelles l’artiste a peint des personnages. En privilégiant cette forme de relations entre le public et lui, l'artiste a privilégié le concept de l’humain.
De la même manière, les artistes d'origine étrangère ont souvent à cœur de développer un partage avec tous les publics en faisant appel au sens du commun. Le contact s'est tout naturellement réalisé à partir d'objets utilisés parmi les plus courants de la vie quotidienne.
Robinet, bac à toilettes, miroir ont été désignés ici par Trân Trong Vû dans « Breaking », comme des témoins muets mis en commun pour exprimer au jour le jour le ressenti des difficultés intérieures de l'artiste.
A une autre époque, Trân Trong Vû avait peint une voiture dont il avait assimilé la carrosserie à un livre d’images à découvrir, tout en tournant autour du véhicule. Sur le capot avant était écrit : « Il s’agit d’un pays où les touristes boivent de la pluie dans les boites de conserve », et il leur souhaitait ainsi la bienvenue au « pays des eaux ».
Comme cet exemple reflétant une grande mobilité des relations entre les hommes, l’universel apparaît donc comme un horizon que nous ne cessons de déplacer, de même que pour le centre de notre culture, sensé nous servir de repère.
C'est donc avec un esprit d’humanité conciliante et de solidarité interculturelle, que les artistes vietnamiens contemporains sont passés du particulier de leur expérience à l'exigence de la pensée la plus ouverte. Il leur a fallu pour cela rompre avec le conformisme environnemental et sociétal de leur pays natal, et passer outre parfois une certaine indifférence sur le sol étranger.
Ils ont dû briser les clivages les plus divers en « passant à travers les murailles », comme je l’ai écrit récemment lors d’une monographie consacrée à Trân Trong Vû et à son parcours créatif. Ils ont tenté aussi en territoire connu ou inconnu, même hostile, d'implanter des sortes de greffes, témoignant à la fois de leur différence et de leur inventivité, en occupant de nouveaux espaces créatifs.
Avec ce même objectif, l’architecture urbaine au temps de la colonisation avait développé dans les grands centres comme Hanoi ou Saigon, des structures tentant de se rapprocher du paysage urbain français. Ces bâtiments ayant fait l'objet d’un transfert culturel ont fini par être acceptés et intégrés à la vie actuelle du Vietnam.
En conclusion, nous aurons à cœur ici d'intégrer, à notre tour, les espaces créés par ces artistes sur notre territoire. Si l’homme occidental instaure souvent dans ses relations avec l'autre et avec l’univers un rapport initial de méfiance, voire d’opposition, la configuration ici de ces œuvres semble présenter cependant le même rapport esthétique, tel que celui décrit il y a longtemps par un historien de l'art français Henri Focillon qui déclarait : « L’espace est le lieu de l’oeuvre d’art […] elle le traite selon ses besoins [...]L’espace où se meut la vie est une donnée à laquelle elle se soumet ».
Montpellier, 30 mars 2017
François Damon.